L'écriture du corps de Joe Bousquet
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L'écriture du corps de Joe Bousquet
source : http://artslivres.com/ShowArticle.php?Id=639
Joë Bousquet (1897-1950) est souvent absent, des manuels scolaires comme des bancs d'université, des colloques comme des émissions littéraires… Le silence, que nul n'a su broder comme lui, semble l'avoir enveloppé de son brouillard… Pourtant, de grands noms l'ont aimé : Eluard, Paulhan, Breton, Aragon, Gide, Valéry, Alquié, Dubuffet...
Sans oublier René Char, à qui il vouait une grande admiration et dont il dit un jour : « ce siècle présent est foutu s'il n'est pas fait contrepoids à sa nuit immense par l'assurance de quelques individus qui tiennent de leur volonté ou de leur vie le privilège de voir et d'éclairer. Char tient sa lumière de sa liberté et c'est magnifique. Il a usé de sa force contre toutes les facilités. Ainsi est-il un des plus grands et le plus sûr, peut-être. X… que resterait-il de lui si on lui faisait la vie d'un clochard ? Que resterait-il de lui si on lui accordait tout ce qu'il souhaite ? Sa révolte est une révolte de bourgeois ; d'enfant gâté. Incapable de sourire de lui-même. Il cherche dans sa médiocre nature les modèles de sa pensée. Il est son propre messie. Je ferai ce que je pourrai pour lui, mais je le crois foutu. Jamais il ne comprendra que l'homme est un cœur, ou rien. C'est-à-dire : courage. Amour ( Joë Bousquet - Correspondance, Gallimard, 1969 ) ».
Les principaux acteurs culturels de l'époque se retrouvèrent ainsi à son chevet, ou nourrirent avec lui une correspondance hautement poétique : une autre forme de rendez-vous, qui les transforma, eux aussi. Dans cette rencontre avec leur inspiration incarnée, se trouvait alitée devant eux, la solitude, mère de leurs vers, soudain avouée leurre : la douleur, l'irrémédiable et la mort qui sont l'encre de la poésie, se faisaient chair et sang en Joë Bousquet. Il était métaphore, et on peut imaginer qu'il fut celle de Char quand il écrivit son sublime J'habite une douleur…
Le Vol Arrêté
Si certains sont réticents à l'interprétation biographique d'œuvres littéraires, celle de Joë Bousquet ne peut s'en passer, au point de le ressentir dès la première lecture, même vierge de toute information sur l'homme. Il fut blessé à Vailly le 27 mai 1918, et rien de sa poésie n'aurait retenti sans cet accident : « enfin, nous avons débouché sous le feu. Quelques fuyards, des blessés, venaient à notre rencontre [...] Des avions allemands tournaient dans le ciel, un village brûlait. Sur les crêtes fermant l'horizon on voyait les colonnes allemandes, réserves des troupes que j'allais heurter dans la vallée. Un chasseur à cheval est venu au galop sous les premières balles me porter pour la deuxième fois, de la division, une exhortation à tenir coûte que coûte [...] Les Allemands avançaient de trois côtés à la fois, quarante fois plus nombreux que nous, couverts par un feu très violent qui commençait à me blesser et me tuer des hommes [...] Et alors, j'ai compris que c'était fini et je suis resté debout ( Lettre à Carlos Suarès, in Joë Bousquet, coll. Poètes d'aujourd'hui, Seghers, 1972, p.113 ) ».
En cet instant fatidique, une balle transperça la colonne vertébrale de Joë Bousquet, et le paralysa à vie. Une autre vie débutait... qui illustre à la perfection cette belle sentence de Pierre Reverdy : « la valeur d'une œuvre est en raison du contact poignant du poète avec sa destinée ( Joë Bousquet, op.cit., p.91 ) ». Joë Bousquet n'eut cesse de tenter l'expression de cette meurtrissure : « je ne suis en ce monde qu'une fable sur mes propres lèvres. Je suis quelqu'un qui a vu survivre en lui son être à la mort de l'homme. Oui, après un accident terrible, ma vie a pris la forme qu'il fallait pour se substituer à moi. Ce fut très singulier, ce qui se passa dans mon cœur ; la vie buvant l'oubli du monde à sa propre source ( La Tisane de Serment in Joë Bousquet, op.cit., p.84 ) ». Parce qu'il n'avait d'autre matérialité physique, l'écriture se fait littéralement corps avec ce poète : il fallait ne plus avoir de jambes pour courir ainsi dans l'onirisme, ne plus pouvoir se déplacer pour prendre la réelle mesure de l'espace, plus de mobilité pour devenir le nomade de soi-même, pour faire, dans toute sa densité, l'expérience intérieure…
Eloge du Silence
Joë Bousquet ne parlait pas. Il déchiffrait le silence.
Immobile, la mort du corps était l'insurrection de l'âme.
Ce que sont Michaux et Cendrars au voyage, Bousquet l'est à l'immuabilité. Il habitait une douleur et tendait à être la poésie de ce qui le brisait. Aussi est-il de ces rares poètes à avoir pu témoigner de cet état d'impuissance physique.
Son écriture pourrait se décliner ainsi : sa poésie, miroir de ses jours et de son corps. Une architecture sobre et sévère, des hémistiches brefs, des métaphores paralysées, du vécu redondant, le manque visuel comblé par la gradation sensuelle, le chiasme enfin, agissant comme une césure :
« Il pleut des jours, le jour en pleure
L'avril périt de ses parfums,
Et comme lui les regrets meurent,
Sait on d'un mort s'il fut quelqu'un »
( La connaissance du soir, Gallimard, 1981, p.66 )
Son œuvre, abondante et polymorphe, embrasse des formes plurielles ( essais, romans, poèmes, correspondances, critiques ) et se consacre à la psychologie comme à la métaphysique, au processus de création autant qu'aux possibilités de l'action. Dans sa prose, reflet de son âme en introspection, les phrases sont longues et généreuses comme autant d'énumérations de sentiments, d'impressions ( parfois opaques mais ô combien plus complexes et alambiquées que sa poésie ) et d'allégories mouvantes à la conjugaison tremblante : « à certains hommes est échue en exceptionnelle fortune l'impossibilité de se complaire en eux-mêmes. J'ai voulu ressembler à ces éperdus desquels on peut dire que leur âme ne leur tient pas aux épaules ; qui la sentent les métamorphoser en toutes les choses dont elle s'éprend ; si bien qu'ils retrouvent leur corps du dehors, au poids dont il grève leur perpétuel penchant à le quitter. Tout ce qu'ils savent de leur chair, c'est qu'elle leur retire l'amour de la mort ( Il ne fait pas assez noir, in Œuvres Romanesques Complètes T.1, Albin Michel, 1979. p.86 ) ».
L'Amour
L'amour est sûrement le thème qu'il a le plus décliné. Romantique, destructif, fécond et éternel, Joë Bousquet est prosateur de passion.
Il étudie les sursauts de son cœur dans ses moindres mouvements. Il analyse, proche d'élucider le plus tortueux des sentiments, la naissance de l'affection, ses raisons, ses effets, sa sublimation... Et surtout, il aime la vie, elle est son idylle, sa muse, son combat d'après la défaite :
« Va demeure l'horreur du sommeil dans le songe cette peur de mes yeux de se fermer sur moi
J'apprends à te parler de tout ce qui me brise à te détruire au nom de tout ce qui me lie ».
( Le Meneur de Lune, Albin Michel, 1989. p.33)
« La peur de vivre est cachée dans l'amour. Et, ainsi dissimulée, elle ne s'appelle plus la peur de vivre, mais bien l'amour de vivre ».
( Il ne fait pas assez noir , in Œuvres Romanesques Complètes T.1, op.cit., p.91)
« Nul amour n'aura chanté
Sans mourir de son murmure
Qu'on n'est plus d'avoir été
Le frisson de ce qui dure ».
( La connaissance du soir, Gallimard, 1981. p.53 )
Le langage fait l'objet des mêmes fouilles anthropomorphiques que l'amour : « la valeur d'un écrit se définit par l'importance des choses qu'il annule ( Le Meneur de lune, op. cit., p.113 ) », ou encore, « j'entrevois la splendeur de ce qui m'environne comme une silencieuse éclosion dont je touche le fond avec mon impuissance poétique. Suis-je la mort de ce qui ne trouve pas son éternité dans ma voix ? ( Ibid., p.145 ) ». En cela, il s'approche de Maurice Blanchot, lequel lui a d'ailleurs consacré un livre.
Paradoxalement, le poète ne publia qu'un seul recueil de poèmes : La Connaissance du Soir. Sa prose n'est que poésie : pas de fiction ou de scénario proprement dits. La focalisation reste interne, mais l'autobiographie a la bonté de toujours rester ouverte, entière et généreuse.
Sa bibliographie à elle seule est un poème. Rarement liste de titres n'a été aussi allégorique : Le meneur de lune, Traduit du silence, Le médisant par bonté, Papillon de neige, D'un regard l'autre, L'homme dont je mourrais, Le pays des armes rouillées...[url=Joë Bousquet (1897-1950) est souvent absent, des manuels scolaires comme des bancs d'université, des colloques comme des émissions littéraires… Le silence, que nul n'a su broder comme lui, semble l'avoir enveloppé de son brouillard… Pourtant, de grands noms l'ont aimé : Eluard, Paulhan, Breton, Aragon, Gide, Valéry, Alquié, Dubuffet... Sans oublier René Char, à qui il vouait une grande admiration et dont il dit un jour : « ce siècle présent est foutu s'il n'est pas fait contrepoids à sa nuit immense par l'assurance de quelques individus qui tiennent de leur volonté ou de leur vie le privilège de voir et d'éclairer. Char tient sa lumière de sa liberté et c'est magnifique. Il a usé de sa force contre toutes les facilités. Ainsi est-il un des plus grands et le plus sûr, peut-être. X… que resterait-il de lui si on lui faisait la vie d'un clochard ? Que resterait-il de lui si on lui accordait tout ce qu'il souhaite ? Sa révolte est une révolte de bourgeois ; d'enfant gâté. Incapable de sourire de lui-même. Il cherche dans sa médiocre nature les modèles de sa pensée. Il est son propre messie. Je ferai ce que je pourrai pour lui, mais je le crois foutu. Jamais il ne comprendra que l'homme est un cœur, ou rien. C'est-à-dire : courage. Amour ( Joë Bousquet - Correspondance, Gallimard, 1969 ) ». Les principaux acteurs culturels de l'époque se retrouvèrent ainsi à son chevet, ou nourrirent avec lui une correspondance hautement poétique : une autre forme de rendez-vous, qui les transforma, eux aussi. Dans cette rencontre avec leur inspiration incarnée, se trouvait alitée devant eux, la solitude, mère de leurs vers, soudain avouée leurre : la douleur, l'irrémédiable et la mort qui sont l'encre de la poésie, se faisaient chair et sang en Joë Bousquet. Il était métaphore, et on peut imaginer qu'il fut celle de Char quand il écrivit son sublime J'habite une douleur… Le Vol Arrêté Si certains sont réticents à l'interprétation biographique d'œuvres littéraires, celle de Joë Bousquet ne peut s'en passer, au point de le ressentir dès la première lecture, même vierge de toute information sur l'homme. Il fut blessé à Vailly le 27 mai 1918, et rien de sa poésie n'aurait retenti sans cet accident : « enfin, nous avons débouché sous le feu. Quelques fuyards, des blessés, venaient à notre rencontre [...] Des avions allemands tournaient dans le ciel, un village brûlait. Sur les crêtes fermant l'horizon on voyait les colonnes allemandes, réserves des troupes que j'allais heurter dans la vallée. Un chasseur à cheval est venu au galop sous les premières balles me porter pour la deuxième fois, de la division, une exhortation à tenir coûte que coûte [...] Les Allemands avançaient de trois côtés à la fois, quarante fois plus nombreux que nous, couverts par un feu très violent qui commençait à me blesser et me tuer des hommes [...] Et alors, j'ai compris que c'était fini et je suis resté debout ( Lettre à Carlos Suarès, in Joë Bousquet, coll. Poètes d'aujourd'hui, Seghers, 1972, p.113 ) ». En cet instant fatidique, une balle transperça la colonne vertébrale de Joë Bousquet, et le paralysa à vie. Une autre vie débutait... qui illustre à la perfection cette belle sentence de Pierre Reverdy : « la valeur d'une œuvre est en raison du contact poignant du poète avec sa destinée ( Joë Bousquet, op.cit., p.91 ) ». Joë Bousquet n'eut cesse de tenter l'expression de cette meurtrissure : « je ne suis en ce monde qu'une fable sur mes propres lèvres. Je suis quelqu'un qui a vu survivre en lui son être à la mort de l'homme. Oui, après un accident terrible, ma vie a pris la forme qu'il fallait pour se substituer à moi. Ce fut très singulier, ce qui se passa dans mon cœur ; la vie buvant l'oubli du monde à sa propre source ( La Tisane de Serment in Joë Bousquet, op.cit., p.84 ) ». Parce qu'il n'avait d'autre matérialité physique, l'écriture se fait littéralement corps avec ce poète : il fallait ne plus avoir de jambes pour courir ainsi dans l'onirisme, ne plus pouvoir se déplacer pour prendre la réelle mesure de l'espace, plus de mobilité pour devenir le nomade de soi-même, pour faire, dans toute sa densité, l'expérience intérieure… Eloge du Silence Joë Bousquet ne parlait pas. Il déchiffrait le silence. Immobile, la mort du corps était l'insurrection de l'âme. Ce que sont Michaux et Cendrars au voyage, Bousquet l'est à l'immuabilité. Il habitait une douleur et tendait à être la poésie de ce qui le brisait. Aussi est-il de ces rares poètes à avoir pu témoigner de cet état d'impuissance physique. Son écriture pourrait se décliner ainsi : sa poésie, miroir de ses jours et de son corps. Une architecture sobre et sévère, des hémistiches brefs, des métaphores paralysées, du vécu redondant, le manque visuel comblé par la gradation sensuelle, le chiasme enfin, agissant comme une césure : « Il pleut des jours, le jour en pleure L'avril périt de ses parfums, Et comme lui les regrets meurent, Sait on d'un mort s'il fut quelqu'un » ( La connaissance du soir, Gallimard, 1981, p.66 ) Son œuvre, abondante et polymorphe, embrasse des formes plurielles ( essais, romans, poèmes, correspondances, critiques ) et se consacre à la psychologie comme à la métaphysique, au processus de création autant qu'aux possibilités de l'action. Dans sa prose, reflet de son âme en introspection, les phrases sont longues et généreuses comme autant d'énumérations de sentiments, d'impressions ( parfois opaques mais ô combien plus complexes et alambiquées que sa poésie ) et d'allégories mouvantes à la conjugaison tremblante : « à certains hommes est échue en exceptionnelle fortune l'impossibilité de se complaire en eux-mêmes. J'ai voulu ressembler à ces éperdus desquels on peut dire que leur âme ne leur tient pas aux épaules ; qui la sentent les métamorphoser en toutes les choses dont elle s'éprend ; si bien qu'ils retrouvent leur corps du dehors, au poids dont il grève leur perpétuel penchant à le quitter. Tout ce qu'ils savent de leur chair, c'est qu'elle leur retire l'amour de la mort ( Il ne fait pas assez noir, in Œuvres Romanesques Complètes T.1, Albin Michel, 1979. p.86 ) ». L'Amour L'amour est sûrement le thème qu'il a le plus décliné. Romantique, destructif, fécond et éternel, Joë Bousquet est prosateur de passion. Il étudie les sursauts de son cœur dans ses moindres mouvements. Il analyse, proche d'élucider le plus tortueux des sentiments, la naissance de l'affection, ses raisons, ses effets, sa sublimation... Et surtout, il aime la vie, elle est son idylle, sa muse, son combat d'après la défaite : « Va demeure l'horreur du sommeil dans le songe cette peur de mes yeux de se fermer sur moi J'apprends à te parler de tout ce qui me brise à te détruire au nom de tout ce qui me lie ». ( Le Meneur de Lune, Albin Michel, 1989. p.33) « La peur de vivre est cachée dans l'amour. Et, ainsi dissimulée, elle ne s'appelle plus la peur de vivre, mais bien l'amour de vivre ». ( Il ne fait pas assez noir , in Œuvres Romanesques Complètes T.1, op.cit., p.91) « Nul amour n'aura chanté Sans mourir de son murmure Qu'on n'est plus d'avoir été Le frisson de ce qui dure ». ( La connaissance du soir, Gallimard, 1981. p.53 ) Le langage fait l'objet des mêmes fouilles anthropomorphiques que l'amour : « la valeur d'un écrit se définit par l'importance des choses qu'il annule ( Le Meneur de lune, op. cit., p.113 ) », ou encore, « j'entrevois la splendeur de ce qui m'environne comme une silencieuse éclosion dont je touche le fond avec mon impuissance poétique. Suis-je la mort de ce qui ne trouve pas son éternité dans ma voix ? ( Ibid., p.145 ) ». En cela, il s'approche de Maurice Blanchot, lequel lui a d'ailleurs consacré un livre. Paradoxalement, le poète ne publia qu'un seul recueil de poèmes : La Connaissance du Soir. Sa prose n'est que poésie : pas de fiction ou de scénario proprement dits. La focalisation reste interne, mais l'autobiographie a la bonté de toujours rester ouverte, entière et généreuse. Sa bibliographie à elle seule est un poème. Rarement liste de titres n'a été aussi allégorique : Le meneur de lune, Traduit du silence, Le médisant par bonté, Papillon de neige, D'un regard l'autre, L'homme dont je mourrais, Le pays des armes rouillées...]Joë Bousquet (1897-1950) est souvent absent, des manuels scolaires comme des bancs d'université, des colloques comme des émissions littéraires… Le silence, que nul n'a su broder comme lui, semble l'avoir enveloppé de son brouillard… Pourtant, de grands noms l'ont aimé : Eluard, Paulhan, Breton, Aragon, Gide, Valéry, Alquié, Dubuffet... Sans oublier René Char, à qui il vouait une grande admiration et dont il dit un jour : « ce siècle présent est foutu s'il n'est pas fait contrepoids à sa nuit immense par l'assurance de quelques individus qui tiennent de leur volonté ou de leur vie le privilège de voir et d'éclairer. Char tient sa lumière de sa liberté et c'est magnifique. Il a usé de sa force contre toutes les facilités. Ainsi est-il un des plus grands et le plus sûr, peut-être. X… que resterait-il de lui si on lui faisait la vie d'un clochard ? Que resterait-il de lui si on lui accordait tout ce qu'il souhaite ? Sa révolte est une révolte de bourgeois ; d'enfant gâté. Incapable de sourire de lui-même. Il cherche dans sa médiocre nature les modèles de sa pensée. Il est son propre messie. Je ferai ce que je pourrai pour lui, mais je le crois foutu. Jamais il ne comprendra que l'homme est un cœur, ou rien. C'est-à-dire : courage. Amour ( Joë Bousquet - Correspondance, Gallimard, 1969 ) ». Les principaux acteurs culturels de l'époque se retrouvèrent ainsi à son chevet, ou nourrirent avec lui une correspondance hautement poétique : une autre forme de rendez-vous, qui les transforma, eux aussi. Dans cette rencontre avec leur inspiration incarnée, se trouvait alitée devant eux, la solitude, mère de leurs vers, soudain avouée leurre : la douleur, l'irrémédiable et la mort qui sont l'encre de la poésie, se faisaient chair et sang en Joë Bousquet. Il était métaphore, et on peut imaginer qu'il fut celle de Char quand il écrivit son sublime J'habite une douleur… Le Vol Arrêté Si certains sont réticents à l'interprétation biographique d'œuvres littéraires, celle de Joë Bousquet ne peut s'en passer, au point de le ressentir dès la première lecture, même vierge de toute information sur l'homme. Il fut blessé à Vailly le 27 mai 1918, et rien de sa poésie n'aurait retenti sans cet accident : « enfin, nous avons débouché sous le feu. Quelques fuyards, des blessés, venaient à notre rencontre [...] Des avions allemands tournaient dans le ciel, un village brûlait. Sur les crêtes fermant l'horizon on voyait les colonnes allemandes, réserves des troupes que j'allais heurter dans la vallée. Un chasseur à cheval est venu au galop sous les premières balles me porter pour la deuxième fois, de la division, une exhortation à tenir coûte que coûte [...] Les Allemands avançaient de trois côtés à la fois, quarante fois plus nombreux que nous, couverts par un feu très violent qui commençait à me blesser et me tuer des hommes [...] Et alors, j'ai compris que c'était fini et je suis resté debout ( Lettre à Carlos Suarès, in Joë Bousquet, coll. Poètes d'aujourd'hui, Seghers, 1972, p.113 ) ». En cet instant fatidique, une balle transperça la colonne vertébrale de Joë Bousquet, et le paralysa à vie. Une autre vie débutait... qui illustre à la perfection cette belle sentence de Pierre Reverdy : « la valeur d'une œuvre est en raison du contact poignant du poète avec sa destinée ( Joë Bousquet, op.cit., p.91 ) ». Joë Bousquet n'eut cesse de tenter l'expression de cette meurtrissure : « je ne suis en ce monde qu'une fable sur mes propres lèvres. Je suis quelqu'un qui a vu survivre en lui son être à la mort de l'homme. Oui, après un accident terrible, ma vie a pris la forme qu'il fallait pour se substituer à moi. Ce fut très singulier, ce qui se passa dans mon cœur ; la vie buvant l'oubli du monde à sa propre source ( La Tisane de Serment in Joë Bousquet, op.cit., p.84 ) ». Parce qu'il n'avait d'autre matérialité physique, l'écriture se fait littéralement corps avec ce poète : il fallait ne plus avoir de jambes pour courir ainsi dans l'onirisme, ne plus pouvoir se déplacer pour prendre la réelle mesure de l'espace, plus de mobilité pour devenir le nomade de soi-même, pour faire, dans toute sa densité, l'expérience intérieure… Eloge du Silence Joë Bousquet ne parlait pas. Il déchiffrait le silence. Immobile, la mort du corps était l'insurrection de l'âme. Ce que sont Michaux et Cendrars au voyage, Bousquet l'est à l'immuabilité. Il habitait une douleur et tendait à être la poésie de ce qui le brisait. Aussi est-il de ces rares poètes à avoir pu témoigner de cet état d'impuissance physique. Son écriture pourrait se décliner ainsi : sa poésie, miroir de ses jours et de son corps. Une architecture sobre et sévère, des hémistiches brefs, des métaphores paralysées, du vécu redondant, le manque visuel comblé par la gradation sensuelle, le chiasme enfin, agissant comme une césure : « Il pleut des jours, le jour en pleure L'avril périt de ses parfums, Et comme lui les regrets meurent, Sait on d'un mort s'il fut quelqu'un » ( La connaissance du soir, Gallimard, 1981, p.66 ) Son œuvre, abondante et polymorphe, embrasse des formes plurielles ( essais, romans, poèmes, correspondances, critiques ) et se consacre à la psychologie comme à la métaphysique, au processus de création autant qu'aux possibilités de l'action. Dans sa prose, reflet de son âme en introspection, les phrases sont longues et généreuses comme autant d'énumérations de sentiments, d'impressions ( parfois opaques mais ô combien plus complexes et alambiquées que sa poésie ) et d'allégories mouvantes à la conjugaison tremblante : « à certains hommes est échue en exceptionnelle fortune l'impossibilité de se complaire en eux-mêmes. J'ai voulu ressembler à ces éperdus desquels on peut dire que leur âme ne leur tient pas aux épaules ; qui la sentent les métamorphoser en toutes les choses dont elle s'éprend ; si bien qu'ils retrouvent leur corps du dehors, au poids dont il grève leur perpétuel penchant à le quitter. Tout ce qu'ils savent de leur chair, c'est qu'elle leur retire l'amour de la mort ( Il ne fait pas assez noir, in Œuvres Romanesques Complètes T.1, Albin Michel, 1979. p.86 ) ». L'Amour L'amour est sûrement le thème qu'il a le plus décliné. Romantique, destructif, fécond et éternel, Joë Bousquet est prosateur de passion. Il étudie les sursauts de son cœur dans ses moindres mouvements. Il analyse, proche d'élucider le plus tortueux des sentiments, la naissance de l'affection, ses raisons, ses effets, sa sublimation... Et surtout, il aime la vie, elle est son idylle, sa muse, son combat d'après la défaite : « Va demeure l'horreur du sommeil dans le songe cette peur de mes yeux de se fermer sur moi J'apprends à te parler de tout ce qui me brise à te détruire au nom de tout ce qui me lie ». ( Le Meneur de Lune, Albin Michel, 1989. p.33) « La peur de vivre est cachée dans l'amour. Et, ainsi dissimulée, elle ne s'appelle plus la peur de vivre, mais bien l'amour de vivre ». ( Il ne fait pas assez noir , in Œuvres Romanesques Complètes T.1, op.cit., p.91) « Nul amour n'aura chanté Sans mourir de son murmure Qu'on n'est plus d'avoir été Le frisson de ce qui dure ». ( La connaissance du soir, Gallimard, 1981. p.53 ) Le langage fait l'objet des mêmes fouilles anthropomorphiques que l'amour : « la valeur d'un écrit se définit par l'importance des choses qu'il annule ( Le Meneur de lune, op. cit., p.113 ) », ou encore, « j'entrevois la splendeur de ce qui m'environne comme une silencieuse éclosion dont je touche le fond avec mon impuissance poétique. Suis-je la mort de ce qui ne trouve pas son éternité dans ma voix ? ( Ibid., p.145 ) ». En cela, il s'approche de Maurice Blanchot, lequel lui a d'ailleurs consacré un livre. Paradoxalement, le poète ne publia qu'un seul recueil de poèmes : La Connaissance du Soir. Sa prose n'est que poésie : pas de fiction ou de scénario proprement dits. La focalisation reste interne, mais l'autobiographie a la bonté de toujours rester ouverte, entière et généreuse. Sa bibliographie à elle seule est un poème. Rarement liste de titres n'a été aussi allégorique : Le meneur de lune, Traduit du silence, Le médisant par bonté, Papillon de neige, D'un regard l'autre, L'homme dont je mourrais, Le pays des armes rouillées...
Joë Bousquet (1897-1950) est souvent absent, des manuels scolaires comme des bancs d'université, des colloques comme des émissions littéraires… Le silence, que nul n'a su broder comme lui, semble l'avoir enveloppé de son brouillard… Pourtant, de grands noms l'ont aimé : Eluard, Paulhan, Breton, Aragon, Gide, Valéry, Alquié, Dubuffet...
Sans oublier René Char, à qui il vouait une grande admiration et dont il dit un jour : « ce siècle présent est foutu s'il n'est pas fait contrepoids à sa nuit immense par l'assurance de quelques individus qui tiennent de leur volonté ou de leur vie le privilège de voir et d'éclairer. Char tient sa lumière de sa liberté et c'est magnifique. Il a usé de sa force contre toutes les facilités. Ainsi est-il un des plus grands et le plus sûr, peut-être. X… que resterait-il de lui si on lui faisait la vie d'un clochard ? Que resterait-il de lui si on lui accordait tout ce qu'il souhaite ? Sa révolte est une révolte de bourgeois ; d'enfant gâté. Incapable de sourire de lui-même. Il cherche dans sa médiocre nature les modèles de sa pensée. Il est son propre messie. Je ferai ce que je pourrai pour lui, mais je le crois foutu. Jamais il ne comprendra que l'homme est un cœur, ou rien. C'est-à-dire : courage. Amour ( Joë Bousquet - Correspondance, Gallimard, 1969 ) ».
Les principaux acteurs culturels de l'époque se retrouvèrent ainsi à son chevet, ou nourrirent avec lui une correspondance hautement poétique : une autre forme de rendez-vous, qui les transforma, eux aussi. Dans cette rencontre avec leur inspiration incarnée, se trouvait alitée devant eux, la solitude, mère de leurs vers, soudain avouée leurre : la douleur, l'irrémédiable et la mort qui sont l'encre de la poésie, se faisaient chair et sang en Joë Bousquet. Il était métaphore, et on peut imaginer qu'il fut celle de Char quand il écrivit son sublime J'habite une douleur…
Le Vol Arrêté
Si certains sont réticents à l'interprétation biographique d'œuvres littéraires, celle de Joë Bousquet ne peut s'en passer, au point de le ressentir dès la première lecture, même vierge de toute information sur l'homme. Il fut blessé à Vailly le 27 mai 1918, et rien de sa poésie n'aurait retenti sans cet accident : « enfin, nous avons débouché sous le feu. Quelques fuyards, des blessés, venaient à notre rencontre [...] Des avions allemands tournaient dans le ciel, un village brûlait. Sur les crêtes fermant l'horizon on voyait les colonnes allemandes, réserves des troupes que j'allais heurter dans la vallée. Un chasseur à cheval est venu au galop sous les premières balles me porter pour la deuxième fois, de la division, une exhortation à tenir coûte que coûte [...] Les Allemands avançaient de trois côtés à la fois, quarante fois plus nombreux que nous, couverts par un feu très violent qui commençait à me blesser et me tuer des hommes [...] Et alors, j'ai compris que c'était fini et je suis resté debout ( Lettre à Carlos Suarès, in Joë Bousquet, coll. Poètes d'aujourd'hui, Seghers, 1972, p.113 ) ».
En cet instant fatidique, une balle transperça la colonne vertébrale de Joë Bousquet, et le paralysa à vie. Une autre vie débutait... qui illustre à la perfection cette belle sentence de Pierre Reverdy : « la valeur d'une œuvre est en raison du contact poignant du poète avec sa destinée ( Joë Bousquet, op.cit., p.91 ) ». Joë Bousquet n'eut cesse de tenter l'expression de cette meurtrissure : « je ne suis en ce monde qu'une fable sur mes propres lèvres. Je suis quelqu'un qui a vu survivre en lui son être à la mort de l'homme. Oui, après un accident terrible, ma vie a pris la forme qu'il fallait pour se substituer à moi. Ce fut très singulier, ce qui se passa dans mon cœur ; la vie buvant l'oubli du monde à sa propre source ( La Tisane de Serment in Joë Bousquet, op.cit., p.84 ) ». Parce qu'il n'avait d'autre matérialité physique, l'écriture se fait littéralement corps avec ce poète : il fallait ne plus avoir de jambes pour courir ainsi dans l'onirisme, ne plus pouvoir se déplacer pour prendre la réelle mesure de l'espace, plus de mobilité pour devenir le nomade de soi-même, pour faire, dans toute sa densité, l'expérience intérieure…
Eloge du Silence
Joë Bousquet ne parlait pas. Il déchiffrait le silence.
Immobile, la mort du corps était l'insurrection de l'âme.
Ce que sont Michaux et Cendrars au voyage, Bousquet l'est à l'immuabilité. Il habitait une douleur et tendait à être la poésie de ce qui le brisait. Aussi est-il de ces rares poètes à avoir pu témoigner de cet état d'impuissance physique.
Son écriture pourrait se décliner ainsi : sa poésie, miroir de ses jours et de son corps. Une architecture sobre et sévère, des hémistiches brefs, des métaphores paralysées, du vécu redondant, le manque visuel comblé par la gradation sensuelle, le chiasme enfin, agissant comme une césure :
« Il pleut des jours, le jour en pleure
L'avril périt de ses parfums,
Et comme lui les regrets meurent,
Sait on d'un mort s'il fut quelqu'un »
( La connaissance du soir, Gallimard, 1981, p.66 )
Son œuvre, abondante et polymorphe, embrasse des formes plurielles ( essais, romans, poèmes, correspondances, critiques ) et se consacre à la psychologie comme à la métaphysique, au processus de création autant qu'aux possibilités de l'action. Dans sa prose, reflet de son âme en introspection, les phrases sont longues et généreuses comme autant d'énumérations de sentiments, d'impressions ( parfois opaques mais ô combien plus complexes et alambiquées que sa poésie ) et d'allégories mouvantes à la conjugaison tremblante : « à certains hommes est échue en exceptionnelle fortune l'impossibilité de se complaire en eux-mêmes. J'ai voulu ressembler à ces éperdus desquels on peut dire que leur âme ne leur tient pas aux épaules ; qui la sentent les métamorphoser en toutes les choses dont elle s'éprend ; si bien qu'ils retrouvent leur corps du dehors, au poids dont il grève leur perpétuel penchant à le quitter. Tout ce qu'ils savent de leur chair, c'est qu'elle leur retire l'amour de la mort ( Il ne fait pas assez noir, in Œuvres Romanesques Complètes T.1, Albin Michel, 1979. p.86 ) ».
L'Amour
L'amour est sûrement le thème qu'il a le plus décliné. Romantique, destructif, fécond et éternel, Joë Bousquet est prosateur de passion.
Il étudie les sursauts de son cœur dans ses moindres mouvements. Il analyse, proche d'élucider le plus tortueux des sentiments, la naissance de l'affection, ses raisons, ses effets, sa sublimation... Et surtout, il aime la vie, elle est son idylle, sa muse, son combat d'après la défaite :
« Va demeure l'horreur du sommeil dans le songe cette peur de mes yeux de se fermer sur moi
J'apprends à te parler de tout ce qui me brise à te détruire au nom de tout ce qui me lie ».
( Le Meneur de Lune, Albin Michel, 1989. p.33)
« La peur de vivre est cachée dans l'amour. Et, ainsi dissimulée, elle ne s'appelle plus la peur de vivre, mais bien l'amour de vivre ».
( Il ne fait pas assez noir , in Œuvres Romanesques Complètes T.1, op.cit., p.91)
« Nul amour n'aura chanté
Sans mourir de son murmure
Qu'on n'est plus d'avoir été
Le frisson de ce qui dure ».
( La connaissance du soir, Gallimard, 1981. p.53 )
Le langage fait l'objet des mêmes fouilles anthropomorphiques que l'amour : « la valeur d'un écrit se définit par l'importance des choses qu'il annule ( Le Meneur de lune, op. cit., p.113 ) », ou encore, « j'entrevois la splendeur de ce qui m'environne comme une silencieuse éclosion dont je touche le fond avec mon impuissance poétique. Suis-je la mort de ce qui ne trouve pas son éternité dans ma voix ? ( Ibid., p.145 ) ». En cela, il s'approche de Maurice Blanchot, lequel lui a d'ailleurs consacré un livre.
Paradoxalement, le poète ne publia qu'un seul recueil de poèmes : La Connaissance du Soir. Sa prose n'est que poésie : pas de fiction ou de scénario proprement dits. La focalisation reste interne, mais l'autobiographie a la bonté de toujours rester ouverte, entière et généreuse.
Sa bibliographie à elle seule est un poème. Rarement liste de titres n'a été aussi allégorique : Le meneur de lune, Traduit du silence, Le médisant par bonté, Papillon de neige, D'un regard l'autre, L'homme dont je mourrais, Le pays des armes rouillées...[url=Joë Bousquet (1897-1950) est souvent absent, des manuels scolaires comme des bancs d'université, des colloques comme des émissions littéraires… Le silence, que nul n'a su broder comme lui, semble l'avoir enveloppé de son brouillard… Pourtant, de grands noms l'ont aimé : Eluard, Paulhan, Breton, Aragon, Gide, Valéry, Alquié, Dubuffet... Sans oublier René Char, à qui il vouait une grande admiration et dont il dit un jour : « ce siècle présent est foutu s'il n'est pas fait contrepoids à sa nuit immense par l'assurance de quelques individus qui tiennent de leur volonté ou de leur vie le privilège de voir et d'éclairer. Char tient sa lumière de sa liberté et c'est magnifique. Il a usé de sa force contre toutes les facilités. Ainsi est-il un des plus grands et le plus sûr, peut-être. X… que resterait-il de lui si on lui faisait la vie d'un clochard ? Que resterait-il de lui si on lui accordait tout ce qu'il souhaite ? Sa révolte est une révolte de bourgeois ; d'enfant gâté. Incapable de sourire de lui-même. Il cherche dans sa médiocre nature les modèles de sa pensée. Il est son propre messie. Je ferai ce que je pourrai pour lui, mais je le crois foutu. Jamais il ne comprendra que l'homme est un cœur, ou rien. C'est-à-dire : courage. Amour ( Joë Bousquet - Correspondance, Gallimard, 1969 ) ». Les principaux acteurs culturels de l'époque se retrouvèrent ainsi à son chevet, ou nourrirent avec lui une correspondance hautement poétique : une autre forme de rendez-vous, qui les transforma, eux aussi. Dans cette rencontre avec leur inspiration incarnée, se trouvait alitée devant eux, la solitude, mère de leurs vers, soudain avouée leurre : la douleur, l'irrémédiable et la mort qui sont l'encre de la poésie, se faisaient chair et sang en Joë Bousquet. Il était métaphore, et on peut imaginer qu'il fut celle de Char quand il écrivit son sublime J'habite une douleur… Le Vol Arrêté Si certains sont réticents à l'interprétation biographique d'œuvres littéraires, celle de Joë Bousquet ne peut s'en passer, au point de le ressentir dès la première lecture, même vierge de toute information sur l'homme. Il fut blessé à Vailly le 27 mai 1918, et rien de sa poésie n'aurait retenti sans cet accident : « enfin, nous avons débouché sous le feu. Quelques fuyards, des blessés, venaient à notre rencontre [...] Des avions allemands tournaient dans le ciel, un village brûlait. Sur les crêtes fermant l'horizon on voyait les colonnes allemandes, réserves des troupes que j'allais heurter dans la vallée. Un chasseur à cheval est venu au galop sous les premières balles me porter pour la deuxième fois, de la division, une exhortation à tenir coûte que coûte [...] Les Allemands avançaient de trois côtés à la fois, quarante fois plus nombreux que nous, couverts par un feu très violent qui commençait à me blesser et me tuer des hommes [...] Et alors, j'ai compris que c'était fini et je suis resté debout ( Lettre à Carlos Suarès, in Joë Bousquet, coll. Poètes d'aujourd'hui, Seghers, 1972, p.113 ) ». En cet instant fatidique, une balle transperça la colonne vertébrale de Joë Bousquet, et le paralysa à vie. Une autre vie débutait... qui illustre à la perfection cette belle sentence de Pierre Reverdy : « la valeur d'une œuvre est en raison du contact poignant du poète avec sa destinée ( Joë Bousquet, op.cit., p.91 ) ». Joë Bousquet n'eut cesse de tenter l'expression de cette meurtrissure : « je ne suis en ce monde qu'une fable sur mes propres lèvres. Je suis quelqu'un qui a vu survivre en lui son être à la mort de l'homme. Oui, après un accident terrible, ma vie a pris la forme qu'il fallait pour se substituer à moi. Ce fut très singulier, ce qui se passa dans mon cœur ; la vie buvant l'oubli du monde à sa propre source ( La Tisane de Serment in Joë Bousquet, op.cit., p.84 ) ». Parce qu'il n'avait d'autre matérialité physique, l'écriture se fait littéralement corps avec ce poète : il fallait ne plus avoir de jambes pour courir ainsi dans l'onirisme, ne plus pouvoir se déplacer pour prendre la réelle mesure de l'espace, plus de mobilité pour devenir le nomade de soi-même, pour faire, dans toute sa densité, l'expérience intérieure… Eloge du Silence Joë Bousquet ne parlait pas. Il déchiffrait le silence. Immobile, la mort du corps était l'insurrection de l'âme. Ce que sont Michaux et Cendrars au voyage, Bousquet l'est à l'immuabilité. Il habitait une douleur et tendait à être la poésie de ce qui le brisait. Aussi est-il de ces rares poètes à avoir pu témoigner de cet état d'impuissance physique. Son écriture pourrait se décliner ainsi : sa poésie, miroir de ses jours et de son corps. Une architecture sobre et sévère, des hémistiches brefs, des métaphores paralysées, du vécu redondant, le manque visuel comblé par la gradation sensuelle, le chiasme enfin, agissant comme une césure : « Il pleut des jours, le jour en pleure L'avril périt de ses parfums, Et comme lui les regrets meurent, Sait on d'un mort s'il fut quelqu'un » ( La connaissance du soir, Gallimard, 1981, p.66 ) Son œuvre, abondante et polymorphe, embrasse des formes plurielles ( essais, romans, poèmes, correspondances, critiques ) et se consacre à la psychologie comme à la métaphysique, au processus de création autant qu'aux possibilités de l'action. Dans sa prose, reflet de son âme en introspection, les phrases sont longues et généreuses comme autant d'énumérations de sentiments, d'impressions ( parfois opaques mais ô combien plus complexes et alambiquées que sa poésie ) et d'allégories mouvantes à la conjugaison tremblante : « à certains hommes est échue en exceptionnelle fortune l'impossibilité de se complaire en eux-mêmes. J'ai voulu ressembler à ces éperdus desquels on peut dire que leur âme ne leur tient pas aux épaules ; qui la sentent les métamorphoser en toutes les choses dont elle s'éprend ; si bien qu'ils retrouvent leur corps du dehors, au poids dont il grève leur perpétuel penchant à le quitter. Tout ce qu'ils savent de leur chair, c'est qu'elle leur retire l'amour de la mort ( Il ne fait pas assez noir, in Œuvres Romanesques Complètes T.1, Albin Michel, 1979. p.86 ) ». L'Amour L'amour est sûrement le thème qu'il a le plus décliné. Romantique, destructif, fécond et éternel, Joë Bousquet est prosateur de passion. Il étudie les sursauts de son cœur dans ses moindres mouvements. Il analyse, proche d'élucider le plus tortueux des sentiments, la naissance de l'affection, ses raisons, ses effets, sa sublimation... Et surtout, il aime la vie, elle est son idylle, sa muse, son combat d'après la défaite : « Va demeure l'horreur du sommeil dans le songe cette peur de mes yeux de se fermer sur moi J'apprends à te parler de tout ce qui me brise à te détruire au nom de tout ce qui me lie ». ( Le Meneur de Lune, Albin Michel, 1989. p.33) « La peur de vivre est cachée dans l'amour. Et, ainsi dissimulée, elle ne s'appelle plus la peur de vivre, mais bien l'amour de vivre ». ( Il ne fait pas assez noir , in Œuvres Romanesques Complètes T.1, op.cit., p.91) « Nul amour n'aura chanté Sans mourir de son murmure Qu'on n'est plus d'avoir été Le frisson de ce qui dure ». ( La connaissance du soir, Gallimard, 1981. p.53 ) Le langage fait l'objet des mêmes fouilles anthropomorphiques que l'amour : « la valeur d'un écrit se définit par l'importance des choses qu'il annule ( Le Meneur de lune, op. cit., p.113 ) », ou encore, « j'entrevois la splendeur de ce qui m'environne comme une silencieuse éclosion dont je touche le fond avec mon impuissance poétique. Suis-je la mort de ce qui ne trouve pas son éternité dans ma voix ? ( Ibid., p.145 ) ». En cela, il s'approche de Maurice Blanchot, lequel lui a d'ailleurs consacré un livre. Paradoxalement, le poète ne publia qu'un seul recueil de poèmes : La Connaissance du Soir. Sa prose n'est que poésie : pas de fiction ou de scénario proprement dits. La focalisation reste interne, mais l'autobiographie a la bonté de toujours rester ouverte, entière et généreuse. Sa bibliographie à elle seule est un poème. Rarement liste de titres n'a été aussi allégorique : Le meneur de lune, Traduit du silence, Le médisant par bonté, Papillon de neige, D'un regard l'autre, L'homme dont je mourrais, Le pays des armes rouillées...]Joë Bousquet (1897-1950) est souvent absent, des manuels scolaires comme des bancs d'université, des colloques comme des émissions littéraires… Le silence, que nul n'a su broder comme lui, semble l'avoir enveloppé de son brouillard… Pourtant, de grands noms l'ont aimé : Eluard, Paulhan, Breton, Aragon, Gide, Valéry, Alquié, Dubuffet... Sans oublier René Char, à qui il vouait une grande admiration et dont il dit un jour : « ce siècle présent est foutu s'il n'est pas fait contrepoids à sa nuit immense par l'assurance de quelques individus qui tiennent de leur volonté ou de leur vie le privilège de voir et d'éclairer. Char tient sa lumière de sa liberté et c'est magnifique. Il a usé de sa force contre toutes les facilités. Ainsi est-il un des plus grands et le plus sûr, peut-être. X… que resterait-il de lui si on lui faisait la vie d'un clochard ? Que resterait-il de lui si on lui accordait tout ce qu'il souhaite ? Sa révolte est une révolte de bourgeois ; d'enfant gâté. Incapable de sourire de lui-même. Il cherche dans sa médiocre nature les modèles de sa pensée. Il est son propre messie. Je ferai ce que je pourrai pour lui, mais je le crois foutu. Jamais il ne comprendra que l'homme est un cœur, ou rien. C'est-à-dire : courage. Amour ( Joë Bousquet - Correspondance, Gallimard, 1969 ) ». Les principaux acteurs culturels de l'époque se retrouvèrent ainsi à son chevet, ou nourrirent avec lui une correspondance hautement poétique : une autre forme de rendez-vous, qui les transforma, eux aussi. Dans cette rencontre avec leur inspiration incarnée, se trouvait alitée devant eux, la solitude, mère de leurs vers, soudain avouée leurre : la douleur, l'irrémédiable et la mort qui sont l'encre de la poésie, se faisaient chair et sang en Joë Bousquet. Il était métaphore, et on peut imaginer qu'il fut celle de Char quand il écrivit son sublime J'habite une douleur… Le Vol Arrêté Si certains sont réticents à l'interprétation biographique d'œuvres littéraires, celle de Joë Bousquet ne peut s'en passer, au point de le ressentir dès la première lecture, même vierge de toute information sur l'homme. Il fut blessé à Vailly le 27 mai 1918, et rien de sa poésie n'aurait retenti sans cet accident : « enfin, nous avons débouché sous le feu. Quelques fuyards, des blessés, venaient à notre rencontre [...] Des avions allemands tournaient dans le ciel, un village brûlait. Sur les crêtes fermant l'horizon on voyait les colonnes allemandes, réserves des troupes que j'allais heurter dans la vallée. Un chasseur à cheval est venu au galop sous les premières balles me porter pour la deuxième fois, de la division, une exhortation à tenir coûte que coûte [...] Les Allemands avançaient de trois côtés à la fois, quarante fois plus nombreux que nous, couverts par un feu très violent qui commençait à me blesser et me tuer des hommes [...] Et alors, j'ai compris que c'était fini et je suis resté debout ( Lettre à Carlos Suarès, in Joë Bousquet, coll. Poètes d'aujourd'hui, Seghers, 1972, p.113 ) ». En cet instant fatidique, une balle transperça la colonne vertébrale de Joë Bousquet, et le paralysa à vie. Une autre vie débutait... qui illustre à la perfection cette belle sentence de Pierre Reverdy : « la valeur d'une œuvre est en raison du contact poignant du poète avec sa destinée ( Joë Bousquet, op.cit., p.91 ) ». Joë Bousquet n'eut cesse de tenter l'expression de cette meurtrissure : « je ne suis en ce monde qu'une fable sur mes propres lèvres. Je suis quelqu'un qui a vu survivre en lui son être à la mort de l'homme. Oui, après un accident terrible, ma vie a pris la forme qu'il fallait pour se substituer à moi. Ce fut très singulier, ce qui se passa dans mon cœur ; la vie buvant l'oubli du monde à sa propre source ( La Tisane de Serment in Joë Bousquet, op.cit., p.84 ) ». Parce qu'il n'avait d'autre matérialité physique, l'écriture se fait littéralement corps avec ce poète : il fallait ne plus avoir de jambes pour courir ainsi dans l'onirisme, ne plus pouvoir se déplacer pour prendre la réelle mesure de l'espace, plus de mobilité pour devenir le nomade de soi-même, pour faire, dans toute sa densité, l'expérience intérieure… Eloge du Silence Joë Bousquet ne parlait pas. Il déchiffrait le silence. Immobile, la mort du corps était l'insurrection de l'âme. Ce que sont Michaux et Cendrars au voyage, Bousquet l'est à l'immuabilité. Il habitait une douleur et tendait à être la poésie de ce qui le brisait. Aussi est-il de ces rares poètes à avoir pu témoigner de cet état d'impuissance physique. Son écriture pourrait se décliner ainsi : sa poésie, miroir de ses jours et de son corps. Une architecture sobre et sévère, des hémistiches brefs, des métaphores paralysées, du vécu redondant, le manque visuel comblé par la gradation sensuelle, le chiasme enfin, agissant comme une césure : « Il pleut des jours, le jour en pleure L'avril périt de ses parfums, Et comme lui les regrets meurent, Sait on d'un mort s'il fut quelqu'un » ( La connaissance du soir, Gallimard, 1981, p.66 ) Son œuvre, abondante et polymorphe, embrasse des formes plurielles ( essais, romans, poèmes, correspondances, critiques ) et se consacre à la psychologie comme à la métaphysique, au processus de création autant qu'aux possibilités de l'action. Dans sa prose, reflet de son âme en introspection, les phrases sont longues et généreuses comme autant d'énumérations de sentiments, d'impressions ( parfois opaques mais ô combien plus complexes et alambiquées que sa poésie ) et d'allégories mouvantes à la conjugaison tremblante : « à certains hommes est échue en exceptionnelle fortune l'impossibilité de se complaire en eux-mêmes. J'ai voulu ressembler à ces éperdus desquels on peut dire que leur âme ne leur tient pas aux épaules ; qui la sentent les métamorphoser en toutes les choses dont elle s'éprend ; si bien qu'ils retrouvent leur corps du dehors, au poids dont il grève leur perpétuel penchant à le quitter. Tout ce qu'ils savent de leur chair, c'est qu'elle leur retire l'amour de la mort ( Il ne fait pas assez noir, in Œuvres Romanesques Complètes T.1, Albin Michel, 1979. p.86 ) ». L'Amour L'amour est sûrement le thème qu'il a le plus décliné. Romantique, destructif, fécond et éternel, Joë Bousquet est prosateur de passion. Il étudie les sursauts de son cœur dans ses moindres mouvements. Il analyse, proche d'élucider le plus tortueux des sentiments, la naissance de l'affection, ses raisons, ses effets, sa sublimation... Et surtout, il aime la vie, elle est son idylle, sa muse, son combat d'après la défaite : « Va demeure l'horreur du sommeil dans le songe cette peur de mes yeux de se fermer sur moi J'apprends à te parler de tout ce qui me brise à te détruire au nom de tout ce qui me lie ». ( Le Meneur de Lune, Albin Michel, 1989. p.33) « La peur de vivre est cachée dans l'amour. Et, ainsi dissimulée, elle ne s'appelle plus la peur de vivre, mais bien l'amour de vivre ». ( Il ne fait pas assez noir , in Œuvres Romanesques Complètes T.1, op.cit., p.91) « Nul amour n'aura chanté Sans mourir de son murmure Qu'on n'est plus d'avoir été Le frisson de ce qui dure ». ( La connaissance du soir, Gallimard, 1981. p.53 ) Le langage fait l'objet des mêmes fouilles anthropomorphiques que l'amour : « la valeur d'un écrit se définit par l'importance des choses qu'il annule ( Le Meneur de lune, op. cit., p.113 ) », ou encore, « j'entrevois la splendeur de ce qui m'environne comme une silencieuse éclosion dont je touche le fond avec mon impuissance poétique. Suis-je la mort de ce qui ne trouve pas son éternité dans ma voix ? ( Ibid., p.145 ) ». En cela, il s'approche de Maurice Blanchot, lequel lui a d'ailleurs consacré un livre. Paradoxalement, le poète ne publia qu'un seul recueil de poèmes : La Connaissance du Soir. Sa prose n'est que poésie : pas de fiction ou de scénario proprement dits. La focalisation reste interne, mais l'autobiographie a la bonté de toujours rester ouverte, entière et généreuse. Sa bibliographie à elle seule est un poème. Rarement liste de titres n'a été aussi allégorique : Le meneur de lune, Traduit du silence, Le médisant par bonté, Papillon de neige, D'un regard l'autre, L'homme dont je mourrais, Le pays des armes rouillées...
Logos- Nombre de messages : 551
Date d'inscription : 23/12/2009
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